Image montrant un stéthoscope et des cachets

Comprendre que la vie ne sera plus jamais la même, à 10 ans, c’est compliqué. C’est être projeté violemment dans l’âge adulte alors qu’on n’est pas préparé.

C’est ce qui m’est arrivé quand je me suis retrouvée à l’hôpital et qu’un interne est entré dans ma chambre. Il m’expliqua qu’une maladie auto-immune avait détruit la partie essentielle d’un organe fort utile. Je ne donnerai pas son nom pour une raison simple : tout le monde croit la connaître et n’y comprend rien, quant à ceux qui la vivent, ils sauront de quoi je parle. Je pense aussi que mon témoignage peut concerner de nombreux patients chroniques.

Les sournoises surprises

À partir de cette annonce par l’interne, j’ai dû adapter mon quotidien, mon mode de vie, mes réveils, mes repas, mes nuits, mes jours. À partir de cette annonce, j’ai dû remplacer l’insouciance par la prévention et l’anticipation, dès le lever du lit jusqu’au coucher, et garder un peu de vigilance dans mon sommeil pour gérer les risques nocturnes.

Pourtant, j’ai décidé que personne n’en saurait rien car déjà à 10 ans, je refusais que cette cochonnerie me définisse ou modifie mes relations avec les autres.

Ma mère, elle, a tenu à prévenir l’école. L’établissement frileux refusa alors de me réintégrer à ma sortie d’hôpital.

Je me souviens encore de ce jour, où j’étais assise sur une chaise à l’extérieur du bureau du directeur, où j’entendais des cris et des engueulades, ma mère, devenue louve, exigeant que je poursuive mon CM2 auprès de mes copines. Je secouais mes jambes pour m’occuper, je regardais mes chaussures, j’essayais d’entendre ce qu’ils se disaient à côté. Mes pieds ne touchaient pas le sol, ma croissance ayant été stoppée durant plus d’un an, quand on ignorait encore tout et que, peu à peu, je m’éteignais…

J’avais compris que ma vie allait être un combat un peu compliqué, mais je n’avais aucune idée de mes relations amoureuses futures. Ce que je n’avais pas intégré non plus, même si le sujet fut abordé dès le premier jour, c’est la notion de « grossesse à risque ». Quand on a 10 ans et que l’on trouve que « tous les garçons sont bêtes », on est loin de songer à se reproduire, ni même à aimer ces êtres taquins, agités et provocateurs !

Peu à peu, au fur et à mesure que je m’adaptais à ma nouvelle condition, des surprises arrivaient, sournoises embûches, offertes généreusement par la maladie dite chronique. Interdite de crédit à 20 ans car le banquier ne m’imagine pas vivre les années suivantes, nouveaux organes abîmés avec les conséquences de leur détérioration, etc.

Premières amours sans insouciance

Il y eut l’adolescence puis la fac. Mon premier amour. Comme à mon habitude, je ne lui parlais de rien. Je m’adaptais, je me débrouillais, je bidouillais. Je me cachais dans ses toilettes pour prendre mes différents traitements, je gérais. J’avais parfois quelques remarques, notamment au restaurant, quand je partais « me laver les mains » avec mon sac. Il me reprochait de ne pas lui faire confiance.

Puis il déposa une seconde brosse à dents dans son verre.  Garder mon secret ne fut plus tenable. Je lui en parlai. Il y eut un blanc. Il me fit comprendre qu’il n’y avait pas de problème.
Son frère était médecin.

Quelques jours après, alors que je le sentais froid depuis un moment, il choisissait un retour de soirée, dans sa voiture, pour m’informer que nous n’étions pas compatibles. Je me souviens d’avoir senti mon corps se décoller du siège passager. Je fus animée de tremblements intérieurs puis d’une sensation de brûlure et de froid glacial qui me parcourut le corps. C’était fini.

Il voulait 3 enfants, il avait dû se renseigner, son frère médecin avait certainement parlé des épées de Damoclès qui se suspendraient au-dessus de ma, de nos têtes.

Un troisième oreiller pour la pathologie

J’ai continué ma petite vie, comme ce canard qui, vu de haut, semble tranquille et serein au-dessus des flots, mais dont les pattes battent si vite, dessous, pour le maintenir à fleur d’eau…

J’ai vécu quelques histoires sympas, dont un grand amour, avec un A majuscule, qui ne sut jamais rien de ma santé.

Puis j’ai rencontré un garçon particulier, un peu cabossé, un peu tourmenté, mais solide et animé de petits lutins à la fois tristes et pleins d’espoir.

Nous sommes tombés amoureux, j’ai continué de me taire sur mon état de santé.
Un jour, alors que nous nous embrassions et nous apprêtions à… je m’évanouis. Sur le moment, il fut assez étonné de l’effet qu’il me faisait. Pour la première fois de sa vie, une femme tombait en pâmoison sous ses langoureux baisers. Ne parvenant pas à me réanimer, après quelques gifles comme il avait pu en voir à la télévision, il téléphona à mes parents qui lui expliquèrent, habitués qu’ils étaient, les gestes de premiers secours.

Je revins à moi. Je dus lui expliquer. Il était traumatisé. Son visage en disait long sur ce à quoi il venait d’assister et auquel j’étais étrangère, mon esprit étant parti loin, bien loin de notre monde, pour faire un tour ailleurs, dans un autre espace-temps.

Je m’attendais à ce qu’il parte. Il resta.

Je m’attendais à ce qu’il me prenne en pitié, il me laissa l’entière responsabilité de ma santé.

Je m’attendais à ce qu’il se comporte en soignant et m’infantilise, il ne se le permit pas.
Je m’attendais à ce qu’il soit maladroit, il ne le devint pas.

Sans doute était-il le bon numéro.

Je mentirais si je disais que nous vécûmes heureux avec beaucoup d’enfants.

La maladie n’était plus camouflée, je la vivais mieux, je pouvais ainsi répondre à ses exigences sans m’isoler ni les dénier, sans que mes bizarreries restent incomprises, mais elle était désormais entre nous, chaque jour.

Il lui fit une place dans notre lit. Il se montra compréhensif.

Les jours de grande fatigue, il respectait cet état.

La fatigue chronique est l’un des pires aspects. Le reste n’est que détails. Beaucoup de détails, mais des détails à côté de cette fatigue impossible à décrire. Il y a les jours de ras-le-bol aussi, les jours où mes mots font peur tant la lassitude est grande. Les jours de déprime quand un nouveau cadeau est apporté par la sournoise saloperie.

Je dis alors que je n’ai qu’une demi-vie, un filtre à bonheur, un voile sombre, que si j’avais eu le choix avant de naître…

Il me laisse tranquille, il n’essaie pas de me convaincre, il sait que je reviendrai à un état plus positif quand les symptômes se feront moins nombreux ou moins intenses.

Puis je caresse mon chat, j’embrasse mon chien, je regarde mon fils. Mon mari me jette une œillade amoureuse tout en discrétion.

Le cadeau caché

Depuis quelques mois, la technologie apporte un soutien et un réconfort nouveaux, elle aide les patients comme moi. Depuis quelques mois aussi, j’ai totalement cessé de suivre les recommandations officielles pour appliquer celles, non traduites, d’un médecin américain.
Depuis, mon état s’améliore, les complications et symptômes régressent. Quant à ma fatigue, elle s’est fortement estompée… il aura fallu des années. Merci Facebook de m’avoir fait connaître ce docteur et son livre. La médecin qui me suit est estomaquée. Je voudrais partager mon expérience, mais en France, c’est compliqué de faire changer les certitudes.

Nous avons eu un enfant malgré ma put… de grossesse à risque. Il a failli claquer à la naissance, moi aussi, ça a fini en urgence et en panique du corps médical, avec un gros baby-blues derrière, mais il ne s’en sort pour l’instant pas si mal vu tout ce que l’on me promettait.  C’est un jeune homme qui fait une force de ses propres problèmes de santé, indépendants de moi et de mon état. Un jeune homme que j’aime, bien sûr, mais que j’admire aussi. Je l’admire beaucoup.

Il y a 15 jours, je demandais à mon mari :

« Si tu étais célibataire et que tu rencontrais une femme avec la même pathologie, tu resterais ou tu prendrais tes jambes à ton cou ? »

Il a longtemps hésité, longtemps, il était mal à l’aise.

Il m’a d’abord dit qu’il ne se sentait pas prêt à le revivre.

Et je lui ai demandé :

« Crois-tu que je serais la même, sans ça ? Tu ne penses pas que j’avais tout pour devenir une petite pétasse un peu conne, mon contexte, mon histoire, et que ce qui m’a donné cette sensibilité que tu aimes, cette écoute que tu apprécies, ce respect des différences que tu savoures, cette révolte contre les carcans que tu partages, ces questionnements incessants, fatigants mais enrichissants, ça vient de là ? »

Il y eut un blanc… j’ai vu dans son regard qu’il comprenait que cette troisième personne, la pathologie, était finalement un bout de moi et m’avait améliorée. Elle était le cadeau caché, celui qui m’avait empêché de devenir celle que j’aurais pu être sans mon combat, mes difficultés et mes souffrances.

Il s’est rendu compte qu’il nous aimait, ma pathologie et moi, comme moi je l’aimais un peu cabossé, un peu tourmenté, mais solide et animé de petits lutins à la fois tristes et pleins d’espoir.